L’ouvrage “les fossoyeurs” de Victor Castanet est un séisme sociétal. L’auteur dénonce des maltraitances dans certains Ephad français (l’équivalent des EMS suisses). Les pratiques du groupe Orpea, leader européen du secteur, sont principalement visées. Castanet raconte, comment, pour maximiser la rentabilité, les soins médicaux, hygiéniques ainsi que les repas sont “rationnés”.
Avec le scandale de Mancy, la Suisse ne semble pas épargnée par les mauvais traitements dont sont victimes les personnes vulnérables. Partout, le maintien de la dignité pendant le 3ème âge devient un sujet de préoccupation sociétal et économique.
Les enjeux sont considérables : pour preuve, le journaliste Victor Castanet aurait reçu une offre de 15 millions d’euros pour ne pas publier son enquête.
Sommaire :
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- Scandale isolé ou systémique ?
- Débordements économiques et politiques
- Les inquiétudes suisses
- La frontière romande-alémanique du soin
- La Suisse épargnée ? – le scandale de Mancy
- Lieux de vie & accompagnement – les “cachés” du système
- La réglementation et le contrôle
- La maltraitance et les métriques
- La responsabilité et la prévoyance
- Une fin de vie qui préserve sa dignité, cela se prépare
Scandale isolé ou systémique ?
Découvre-t-on réellement la lune ? Depuis longtemps déjà, les conditions de vie des personnes âgées en établissement médico-social posent problème. Au-delà des nombreuses plaintes individuelles, on se souvient d’Hella Kherief. L’aide-soignante avait lancé l’alerte en 2016. En 2018, elle avait notamment participé à une émission télé d’Envoyé Spécial. Elle a été licenciée. En 2019, elle poursuit son combat et publie le livre “Le scandale des Ehpad”.
Alors, pourquoi réagit-on maintenant ? Trois points peuvent expliquer l’effet particulier du livre de Victor Castanet.
- Les établissements visés par le journaliste sont des Ehpad privés réputés.
Les frais payés par les résidents peuvent coûter jusqu’à 16’000 euros par mois ! À ce prix, subir un rationnement de couches dépasse l’entendement. - L’enquête dépasse les révélations de maltraitance à caractère individuel.
Loin d’affirmer que tel ou untel fait mal son travail, l’auteur dénonce le système économique et institutionnel qui provoque ces scandales. Il montre comment l’avenir du groupe Orpea dépend de ses performances économiques. Comment le groupe s’organise pour dégager ses marges et rémunérer ses actionnaires. Les scandales sont révoltants mais ils sont condamnés à se répéter s’ils ne sont pas compris comme symptômes d’un modèle d’affaire à changer. -
- Les manquements du secteur public sont aussi ciblés par le journaliste.
Bien que les Ehpad soient privés, ils remplissent une fonction sociale censée être régulée par l’État. Or, pour prendre l’exemple des contrôles, ceux-ci étaient planifiés plus d’un mois à l’avance. Ce délai laisse au personnel le soin de s’organiser et corriger les points critiques pour cette journée de contrôle.
Débordements économiques et politiques
Une semaine après la publication du livre, les actions du groupe Orpea ont chuté de 50%. Le conseil d’administration du groupe renvoie le directeur et demande une suspension du titre à la bourse de Paris.
La vague du scandale a obligé le gouvernement à prendre position. La ministre Brigitte Bourguignon a ouvert une enquête Igas (Inspection générale des affaires sociales) et une enquête de l’inspecteur général des finances.
A quelques mois de l’élection présidentielle, le timing de l’affaire est critique pour le gouvernement français. Les personnes âgées sont une part de l’électorat français qui a apporté son soutien à Emmanuel Macron. La hausse de la CSG pour les retraités et ces scandales, vont obliger le Président – futur candidat à des efforts de communication vers cet électorat.
Les inquiétudes suisses
Les remous de l’affaire Orpea ont dépassé les frontières. D’autant que le groupe est bien implanté en Suisse. Il a notamment racheté Senevita SA en 2014 et compte aujourd’hui 47 EMS en Suisse alémanique. Le groupe a également diversifié ses activités avec des cliniques psychiatriques dans la région genevoise. Les succursales du groupe s’étendent sur l’ensemble du territoire helvétique. De fait, le groupe Orpea / Senevita est le numéro 2 du secteur, derrière le géant Tertianum.
La taille de ces acteurs, le nombre d’établissements qu’ils gèrent rend urgent d’éclairer les mécanismes sous-jacents qui produisent ces scandales. Penser que ces problèmes n’arrivent que chez le voisin français serait naïf.
La frontière romande-alémanique du soin
En Suisse, les pratiques diffèrent suivant les Cantons. Il y a une nette différence entre la Suisse romande et la Suisse alémanique. En politique de santé des personnes âgées, le “Röstigraben” (frontière des consommateurs de Rösti entre la Suisse Romande et la Suisse alémanique) est assez net.
En effet, les cantons romands considèrent qu’il est du devoir de l’État de pourvoir au soin des aînés. Cette tradition institutionnelle romande explique pourquoi peu de géants du secteur sont venus s’installer dans les cantons francophones.
La Suisse alémanique, en revanche, est beaucoup plus ouverte à une libéralisation du secteur. Souhaitant augmenter le nombre d’établissements sans creuser leurs dettes, les cantons alémaniques ont été plus favorables à la venue des géants privés.
Pour Christian Streit, directeur de Senesuisse, le scandale Orpea serait impensable en Suisse. Que ce soit en Suisse romande ou en Suisse alémanique, le secteur serait bien trop réglementé pour qu’une telle exploitation soit possible. Le cas français devrait amener à davantage de prudence dans ces affirmations. Sans contrôles surprises systématiques, le suivi d’une réglementation n’est pas assuré.
La Suisse épargnée ? – le scandale de Mancy
Bien malheureusement, la Suisse n’échappe pas aux défaillances des prestations de soins. Cela nous est tristement rappelé par les dernières révélations genevoises.
Le calvaire subi par les enfants handicapés du foyer de Mancy vient d’être mis en lumière. Privation de nourriture, enfermement, administration abusive de médicaments, et même maltraitance physique.
Dans cette affaire glaçante, de nombreuses questions restent en suspens. Pourquoi la conseillère d’État de Genève Anne-Emery Torracinta a-t-elle mis autant de temps à réagir ? Pourquoi ce scandale n’est-il pas remonté plus tôt ? Les éducateurs, infirmiers, infirmières, tenus comme responsables, ont-ils agi par négligence ou par cruauté ? Entre les collaborateurs du foyer, la direction, l’office médico-pédagogique (OMP) et le secrétariat de l’instruction publique (DIP), il est complexe de remonter le fil des responsabilités.
Pour compliquer encore la donne, la position des syndicats a aussi été critiquée. Leur mission de protection des employés du foyer aurait contribué à retarder la prise en compte des dysfonctionnements.
Lieux de vie & accompagnement – les “cachés” du système
Pendant les 2 ans de la crise du coronavirus, les urgences ont été au centre de toutes les attentions. Cependant, il ne faudrait pas oublier que les soins ne se résument pas aux urgences. En effet, le “care” ne consiste pas seulement à soigner et guérir mais également à accompagner.
Les lieux de vie dédiés aux personnes vulnérables ont fait la une de l’actualité pendant la pandémie. Les taux de mortalité y atteignaient des niveaux alarmants. Ils ont ensuite, encore une fois, été oubliés. Le scandale les a remis en première ligne.
Ces lieux de vie et d’accompagnement deviennent les “cachés” de notre système de santé, alors même que le nombre de nos anciens va croître.
Dans le canton de Genève, d’autres situations scandaleuses s’ajoutent à celle du foyer de Mancy : La Fondation Clair Bois dédiée aux polyhandicapés et le Foyer Saint Vincent pour enfants font parler d’eux. l’Etat de Genève est critiqué pour ses défaillances dans son « rôle de haute surveillance » des institutions spécialisées.
La réglementation et le contrôle
La loi du silence dans les institutions, les stratégies d’autoprotection de l’administration, du personnel et des syndicats, peuvent cacher les dysfonctionnements.
Cette chape de plomb est épaissie par le manque de places disponibles dans les institutions spécialisées. Lorsque l’on a une place si difficile à obtenir, il n’est pas facile de porter plainte.
La réglementation et le contrôle sont des outils pour combattre cette omerta. Faudrait-il des « gendarmes de la maltraitance des personnes vulnérables » ? Dotés de pouvoirs étendus, rattachés à la Confédération. Ils seraient alors incorruptibles et intransigeants, loin de possibles « arrangements » cantonaux.
La maltraitance et les métriques
La définition pratique de la maltraitance n’est pas facile. Une personne âgée qui tombe au sol dans une institution et reste seule allongée n’est pas obligatoirement maltraitée.
Pour statuer sur la maltraitance, le contexte est à prendre en compte. La répétition des problèmes est un indice. Dans “l’industrie du soin”, l’utilisation des métriques et du contrôle de gestion n’ont pas à se limiter à la recherche de la rentabilité. Au-delà de modèles qui calculent le nombre de couches quotidiennes pour chaque pensionnaire et du nombre d’infirmiers en garde de nuit, les métriques et les tableaux excels doivent contribuer à améliorer la qualité. Au vu des derniers scandales, les indicateurs de qualité et de maltraitance sont à améliorer.
La durabilité des dispositifs impose que les coûts soient aussi pris en compte. L’augmentation des coûts du grand âge et le socle minimum de qualité de l’accompagnement sont des sujets que l’on ne peut plus masquer.
La responsabilité et la prévoyance
Après avoir recherché les responsables des dérives, il faut accepter que la faiblesse et le grand âge sont des états dont on ne peut qu’atténuer les effets. C’est une réalité à laquelle chacun doit se préparer dans une démarche responsable. Avec l’augmentation des coûts de l’accompagnement des anciens, il devient évident que la contribution financière de chacun et la qualité de l’accompagnement reçu sont corrélés.
Ne pas avoir assez épargné pour préparer son grand âge peut amener des contournements dommageables. Orpea a fait preuve d’une grande créativité en la matière. Leurs nouveaux pensionnaires au revenu insuffisant pour bénéficier de leur service se voyaient proposer un financement déduit de l’héritage laissé aux enfants.
Plutôt que ces dérives qui cassent le lien transgénérationnel, une prévoyance individuelle renforcée est à privilégier.
Une fin de vie qui préserve sa dignité, cela se prépare
D’abord, par une démarche de “better aging” qui entretient volonté et dynamique personnelle.
Puis, quand le maintien à domicile n’est plus possible, de nombreuses possibilités restent à explorer. Conserver son autonomie dans un appartement protégé, partir vivre chez des proches-aidants, rejoindre une institution collective.
En Suisse, l’autonomie, la liberté et la responsabilité individuelle sont des valeurs clés. À tel point d’ailleurs, qu’il est même possible de mettre fin à ses jours via le programme Exit pour éviter l’acharnement thérapeutique en fin de vie.
Les situations scandaleuses dans les EMS-Ehpad amènent le sujet plus global du maintien de la dignité tout au long du 3ème âge. Notre dossier prévoyance va éclairer cette préoccupation.