La Pologne fait souvent la une des journaux. Il faut dire qu’elle n’est pas très bonne élève en matière d’écologie, d’indépendance de la justice ou de respect du droit européen. Récemment, elle a affirmé placer sa constitution au-dessus des traités européens.
Depuis la Suisse, pourquoi cette situation mérite-t-elle d’être étudiée ? Pourquoi cette querelle juridique devrait-elle nous intéresser ? En réalité, cette énième dispute peut-être vue comme le symptôme d’un malaise européen. Nos petits États, au regard des géants chinois et américains, cherchent des modes de coopérations efficaces. Il s’agit de trouver des valeurs communes, de s’allier, sans pour autant perdre notre démocratie et notre souveraineté.
La Suisse n’échappe pas à ces problèmes européens. Les suisses et ceux qui y travaillent sont liés aux destins des plombiers polonais et des pêcheurs anglais. Pour anticiper l’avenir de la Suisse, il est donc primordial d’analyser les tensions qui traversent le continent.
Sommaire :
-
- UE, la décision polonaise
- Des critiques aussi à l’Ouest
- Plus largement – la Suisse et la CEDH
- Le gouvernement des Juges
- Une crise profonde de valeurs
- Des bons offices intra-européen ?
- Notre Dossier : Suisse et Europe
UE, la décision polonaise
La cour constitutionnelle polonaise a déclaré que plusieurs articles des traités européens sont “incompatibles” avec la constitution nationale. Le symbole est fort ! Cela signifie que la Pologne considère que sa propre constitution est au-dessus des traités européens.
Suite à cette décision, des milliers de Polonais pro-européens sont sortis manifester dans les rues de Varsovie.
Pour les défenseurs de l’Union, cette décision est terrible car l’édifice communautaire ne tiendrait que parce qu’il prévaut sur les droits nationaux. Sans cette supériorité juridique, le droit européen se retrouverait fragmenté et finirait par devenir inutile.
Au Parlement, la présidente de la Commission a déclaré que cet arrêt remet en cause les fondements et l’unité de l’Union européenne. Cette affaire fait suite à de nombreuses autres concernant le non-respect des décisions de la CJUE. En conséquence, mercredi 27 octobre 2021, la Pologne a été condamnée à verser un million d’euros par jour.
De plus, les aides du plan de relance pourraient être conditionnées au strict respect des règles du droit européen. Ce serait sans doute un coup dur à encaisser pour la Pologne. Rappelons que cette dernière a été la principale bénéficiaire des aides européennes.
Des critiques aussi à l’Ouest
Seulement voilà, ces critiques vis-à-vis de la supériorité du droit européen ne viennent pas que de l’Est. À cet égard, la cour constitutionnelle allemande émet régulièrement des arrêts qui critiquent l’élargissement des compétences de l’UE. L’année dernière par exemple, la cour de Karlsruhe s’était prononcée contre le programme de rachat de dette par la Banque européenne.
Même le Français Michel Barnier essaie maintenant de trouver des parades aux sentinelles juridiques. Après avoir été le leader européen responsable des négociations du Brexit, il retourne à la politique nationale française et y propose un moratoire sur l’immigration.
Fin connaisseur des mécanismes de l’UE, il poursuit en affirmant : « Nous ne pouvons pas faire tout cela sans avoir retrouvé notre souveraineté juridique, en étant menacés en permanence d’un arrêt ou d’une condamnation de la Cour de Justice européenne ou de la Convention des droits de l’homme, ou d’une interprétation de notre propre institution judiciaire ».
Plus largement – la Suisse et la CEDH
Ces tensions entre niveaux juridiques se retrouvent également dans des pays non membres de l’UE. En Suisse, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est déjà intervenue plusieurs fois pour suspendre ou condamner les lois genevoises relatives à la mendicité.
Bien entendu, théoriquement, n’importe quel individu devrait pouvoir saisir la CEDH pour faire respecter ses droits fondamentaux. En pratique toutefois, les coûts, le temps et les connaissances requises pour un tel combat découragent les individus isolés. Force est de constater que ces instances supranationales sont surtout saisies par des associations locales et militantes, afin de faire valoir juridiquement des positions qu’elles peinent à faire valoir démocratiquement (par des votations).
Concernant Genève, cela a fonctionné puisque le Canton a suspendu son interdiction générale de la mendicité. Et ce, en dépit de l’avis du tribunal fédéral qui considère que la mendicité peut tout à fait être interdite si les autorités politiques le décident. Il y a donc tension entre plusieurs niveaux juridiques et plusieurs conceptions du droit.
Le gouvernement des Juges
Comment en sommes-nous arrivés là ? Il semblerait que cette tendance à la judiciarisation du politique soit poussée par deux certitudes.
Tout d’abord, il y a la conviction qu’il faut mettre des garde-fous à la tyrannie de la majorité. Et en effet, si en démocratie 51% des individus peuvent librement décider du sort des 49% sans aucune limite, il y a de fortes chances d’assister à des moments dramatiques.
C’est alors le rôle du droit, de s’assurer que certains droits fondamentaux ne puissent être remis en cause.Ensuite, il est essentiel de se rappeler que le premier rôle de la construction européenne est d’éviter les guerres intra-européennes. Il y a dans l’ADN de l’UE, l’idée que les États-nations et le nationalisme sont responsables de la Seconde Guerre mondiale.
Par conséquent, la construction européenne s’est élaborée afin de pouvoir prendre les États en tenaille entre les individus et les organismes supra-nationaux. Les tensions que nous traversons sont le fruit de ces considérations idéologiques et juridiques.
D’une volonté de contrer la tyrannie de la majorité et le pouvoir des États, en serions nous arrivés à une dictature des minorités et une impuissance des gouvernements élus? Des mouvements nationalistes sont de cet avis. Ils combattent ce qu’ils considèrent être l’abus de pouvoir des « juges étrangers ».
Une crise profonde de valeurs
Il ne faudrait pas se contenter de voir dans la crise polonaise, une simple tension entre un arbitre et un mauvais élève. Il s’agit là plutôt d’un miroir qui reflète une contradiction entre deux de nos valeurs les plus fondamentales : la protection des minorités et la démocratie.
Entre tyrannie de la majorité et dictature des minorités, il est impératif que les pays européens trouvent une voie saine de coopération. Dans un monde toujours plus polarisé entre les États-Unis et une Chine montante, l’Europe a assurément un rôle-clé à jouer. Mais pour ce faire, elle doit d’abord résoudre ses propres contradictions internes.
Des bons offices intra-européen ?
La tradition helvétique des bons offices a permis d’apaiser de nombreuses tensions internationales. Ne pourrait-elle pas faire de même pour les conflits intra-européens ?
Géographiquement au centre du continent, la Suisse n’est pas membre de l’Union européenne. Alliant démocratie directe, système de milice et fédéralisme, la Suisse incarne cette démocratie pratique et concrète qui manque à l’Europe.
On a tendance à voir la Suisse comme un pays destiné à devenir membre de l’Union mais qui se refuse à avancer. Elle est parfois comparée au village gaulois qui résiste à l’intégration. Rappelons néanmoins que ce sont les électeurs qui ont refusé l’intégration.
Une vision plus positive reviendrait à présenter la Suisse comme une Agora au milieu du continent. En Europe mais hors de l’Union, entre les blocs américains, chinois et russes, ne contribue t’elle pas à l’ordre international ?
L’indépendance de la Suisse n’est pas un bâton de plus dans les roues du train européen. Bien au contraire, sa neutralité active et sa démocratie exemplaire peuvent contribuer à ce que l’Europe résolve ses tensions internes.
Notre Dossier : Suisse et Europe